Relever le défi méditerranéen avec des mobilités réinventées
Relever le défi méditerranéen avec des mobilités réinventées
Intervention de Pierre Henry : extrait
Colloque la mobilité des personnes en débat, Tunis 12 04 2014
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…Venir apporter ce soutien à la Tunisie, c’est permettre à la réflexion sur les migrations de progresser, enrichie des travaux et des expériences de chacun. C’est une façon d’éviter que la thématique soit diabolisée ici, comme elle l’est au nord de la Méditerranée. Nous avons cet espace en commun, à nous de le protéger, de faire connaître les migrations, de donner à tous les éléments de raison qui permettront d’en saisir la complexité et d’en décrypter les enjeux, de donner des éléments qui rendront plus difficile leur instrumentalisation politique et sociale, et qui tiendront à distance la haine de l’autre et le racisme. Ces maux que nous avons chez nous, et dont la Tunisie n’est pas totalement protégée.
Les imaginaires nationaux se recroquevillent, se nourrissent de fenêtre sur le local. Il faut les nourrir.
En Europe et dans les pays riches du Nord, les migrations occupent une place beaucoup plus importante dans les fantasmes que dans la réalité. Sous l’influence des idéologues de l’extrême droite, certains au Nord pensent qu’il y a là complot des mondialistes pour imposer un remplacement de population : il s’agirait de substituer la population de souche, blanche et chrétienne par une population de préférence noire ou maghrébine et de confession musulmane. Cette idée portée par Renaud Camus soutenue par Finkielkraut est évidemment sans fondement. C’est une pensée minoritaire mais les idées reçues à propos des migrations ne le sont pas, c’est pourquoi je souhaite avant tout rappeler la réalité des faits, afin de tordre le coup à certains fantasmes.
En matière de migration les faits s’articulent autour de règles simples, elles sont au nombre de 3 : Rareté, proximité et précarité.
La première règle, celle de la rareté, s’impose contre tous les fantasmes d’un monde qui serait peuplé d’immigrés : en fait, sur les 7 milliards que compte la planète, seuls 240 millions de personnes franchissent durablement les frontières pour résider durablement ailleurs. C’est 3 % de la population mondiale qui migre. C’est très peu. Et quand elle migre, elle migre généralement au plus proche et c’est la 2ème règle, la règle de proximité : On migre d’abord à proximité de chez soi. C’est vrai de toutes les situations de conflit, de catastrophes. Mais quel que soit le motif de départ, il faut répéter que tous les migrants des pays pauvres du sud de la planète ne se dirigent pas vers les pays riches du nord : Les migrations du sud vers le sud et les migrations du sud vers le nord concernent à peu près le même nombre de personnes (environ chacune 80 millions chacune en 2013). De plus, une grande partie des migrations est continentale : les 2/3 des migrants subsahariens migrent en Afrique et se dirigent vers les grands pays d’accueil voisins du leur : Cote d’ivoire, Afrique du sud, Botswana, Ghana, Nigeria, ou Moyen orient.
Ainsi, s’il est faux de prétendre que les pays du nord reçoivent toute la misère du monde, il est vrai que personne ne quitte sa patrie de gaîté de cœur. À moins d’y être contraint. Et de ceci découle la 3ème règle qui régit les migrations, celle de la précarité : celui qui quitte une terre connue, un environnement familier, un solide réseau social, pour prendre le chemin de l’exil n’imagine pas la précarité durable qui l’attend ailleurs: Elle commencera par être linguistique et culturelle, ce qui va limiter la communication du migrant. À la précarité environnementale, administrative vient s’ajouter une précarité économique qui complique - voire interdit- l’accès au logement et parfois aux soins. Qu’on ne s’y trompe pas : cette précarité ne touche pas seulement les migrants les plus pauvres, elle touche l’ensemble des migrants, même si leur profil a changé. Le projet migratoire est rarement une promenade de confort.
Le profil des migrants n’est en effet plus tout à fait le même qu’hier : ils sont davantage qualifiés et se sont presque pour moitié des migrantes (48%). Souvent plus diplômées que les hommes, les femmes n’hésitent en effet plus à tirer profit de la mondialisation et de son économie de la connaissance, qui accélère la fuite des cerveaux. La Tunisie est à ce titre un bon exemple : si les Tunisiennes continuent d’immigrer dans le cadre du regroupement familial, elles sont de plus en plus nombreuses à partir en célibataires. Il est aussi intéressant de noter qu’en France les Tunisiennes sont près de 37% à travailler contre 33% pour l’ensemble des femmes maghrébines (30% pour les Marocaines). Le nombre de femmes cadres, chefs d’entreprise ou qui exercent une profession libérale est aussi en augmentation. Elles représentent près du 9 % de la catégorie des « compétences tunisiennes à l’étranger », en Europe et en Amérique du Nord (2006). D’une manière générale, l’accroissement des compétences dans les migrations tunisiennes s’observe et se renforce chaque année davantage depuis les années 1990.
Pour ceux qui sont happés par les multinationales, les très diplômés, pas de problèmes de visas. Pour les autres, c’est plus compliqué : Il faut savoir que les 2/3 des habitants de la planète n’ont pas le droit de circuler librement parce qu’ils sont soumis à des visas et que les politiques sécuritaires de fermeture des frontières produisent - au mieux - des milliers de migrants sans-papiers et au pire des morts par milliers aux frontières des pays riches.
Si les pays du Maghreb sont parmi les premiers sur la liste (derrière la Chine et la Russie) à bénéficier des visas octroyés par la France, les chiffres restent très mesurés. Paris a ainsi accordé près de 84 000 visas en 2013 aux Tunisiens (83 517), c’est un chiffre en hausse d’environ 3% par rapport à 2011 mais il reste très parcimonieux, comparativement aux plus de 600 000 Tunisiens résidant en France. Les limitations de circulation migratoires, notamment pour les pays d’Afrique subsaharienne, ne sont pas sans conséquences pour les pays du Maghreb : ils sont devenus, malgré eux depuis le milieu des années 1990, des espaces de transit pour les ressortissants subsahariens en route vers l’Europe.
Cette nouvelle position du Maghreb s’est renforcée sous la pression des pays de l’UE, notamment à travers des accords bilatéraux ou les partenariats de mobilité passés avec l’UE, comme celui signé en mars avec la Tunisie. Ces accords ont de quoi rendre schizophrène : si l’accord franco tunisien de 2008, sur la gestion concertée des migrations et le développement solidaire, n’est pas respecté, c’est qu’il ne peut pas l’être : il prévoit en effet l’accueil - à divers titres- de 10 000 ressortissants Tunisiens en France. Or la France délivre environ 20 000 visas de travail par an aux personnes venues de tous horizons géographiques. Comment dans ces conditions pourrait-elle respecter l’accord bilatéral ? Si elle le faisait, il lui faudrait accorder au seul partenaire tunisien quasiment la moitié des flux acceptés en France au titre professionnel. Ce qui est bien sûr impossible, et voilà donc pourquoi il n’y a que 2 000 visas délivrés au titre de l’accord franco tunisien et non les 10 000 prévus. Cet exemple montre bien le poids de Kafka dans les négociations.
Mais quel que soit le type d’accord signés, la question de la gestion des migrations s’est mise à occuper la place centrale, au cœur de la relation entre nos deux rives, en la déséquilibrant totalement. Et c’est ainsi que beaucoup d’associations tunisiennes ont aujourd’hui le sentiment d’avoir été flouées par le partenariat de mobilité signé en mars dernier avec l’UE, qui tenait selon elles du chantage : les visas oui, pour les plus diplômés oui, et à la condition que la Tunisie accepte l’externalisation des contrôles migratoires. C’est que l’Europe veut du gagnant/gagnant ! Mais pour beaucoup, en devenant partie prenante de la politique de voisinage, la Tunisie n’est pas apparue comme celle qui gagnait le plus dans l’échange.
Ce type d’accord soulève un autre point : c’est qu’à force d’asseoir le dialogue entre les 2 rives de la Méditerranée sur la question migratoire, à force de promouvoir une vision étroite de l'immigration, à la fois sécuritaire et choisie, les pays de l’Union ont conduit les pays du Maghreb à caler leurs objectifs sur ceux de l’UE, à les obliger à marcher -pas à pas- dans les pas de l’UE, comme si cette marche « suiviste » leur était naturelle. Comme si la vision du monde, le point de vue sur le monde et les migrations ne pouvait qu’être européenne. Mais le temps est fini où l’Europe était le centre du monde, où tous les regards devaient converger vers elle et tous les esprits penser selon son modèle. À chacun d’inventer sa vision, de suivre sa voie sans rien renier de son histoire ni de son identité. La méditerranée est européenne. La méditerranée est arabe.
En 2050, sous la pression démographique, le quart de l'humanité sera africain. Le cœur du monde battra plus fort de ce côté-ci de la Méditerranée, tant les défis déjà posés aujourd’hui, seront nombreux à relever : défi de l’urbanisation galopante - en 2050, 63% des habitants seront citadins- défi alimentaire, et défi économique. En 2050, avec un équilibre économique mondial qui aura changé - la Chine devrait devenir en 2025 la première puissance économique mondiale - les pays émergents auront leur place à prendre avec des taux de croissance qui ne cesseront de grimper. Et il y aura, bien sûr, le défi de la transition démocratique à relever, avec de nouveaux modèles démocratiques, stables et compatibles avec les structures socioculturelles des états, compatible avec la promotion des droits de l’Homme.
Les pays du Maghreb doivent pouvoir tirer le plus grand profit de leur position stratégique en Afrique en proposant une vision innovante - leur propre vision - sur les migrations. Une vision qui ne tournerait pas le dos à leur Sud, à un continent dont la croissance est estimée à + de 5 % en 2014, alors que celle de l’Europe est à la peine avec 1%. Et cela n’est pas censé s’améliorer : En 2050, la croissance des pays du G7 devrait plafonner à 2% !
Les pays du Maghreb ont pour cela tout intérêt à renouveler le dialogue avec l’UE, à le sortir dès à présent du piège migratoire dans lequel il est enfermé. Il faut pour cela négocier une marche effectuée de concert, c’est-à-dire côte à côte avec les pays de l’UE. Il ne doit pas y avoir les uns devant et les autres derrière, à la remorque.
Pour rééquilibrer les rapports entre nos deux rives, développer nos intérêts communs, et il y en a beaucoup entre l’UE dans sa version latine et le Maghreb, nous devons faire converger nos efforts pour que les migrations cessent d’être envisagées sous le même angle sécuritaire, mais aussi sous un angle économique, sous l’angle de projets, sous l’angle d’une « mobilité de projets ». C’est en effet une mobilité de projets qui doit s’imposer comme un axe de développement entre le nord et le sud. C’est cela qui conférera aux individus un droit de circulation beaucoup plus élargi qu’il ne l’est aujourd’hui.
Et si l’on retient ce modèle, cela nous oblige à l’innovation, à l’audace
Alors de quels projets pourrait-il s’agir ? De ceux qui construisent l’avenir euro-méditerranéen, de ceux qui proposent des modèles d’échange et de coopération plus équitables et plus concrets, de ceux qui stimulent la croissance et l’emploi sur chaque rive, de ceux qui savent tirer parti de notre complémentarité.
La question du développement durable, avec les énergies renouvelables et la préservation des ressources naturelles, s’impose aux pays d’Europe latine comme aux pays du Maghreb. Pourquoi alors ne pas s’associer autour de partenariats énergétiques, ou travailler ensemble à la construction d’une sécurité alimentaire pour les populations en Méditerranée ? Pourquoi ne pas lancer –relancer - entre nos deux rives une autoroute des énergies renouvelables dans laquelle les vents, les courants, les vagues et le soleil certifiés « Méditerranée » joueraient tout leur rôle énergétique au Sud comme au Nord ?
Les objectifs, nous les avons en commun. Les moyens nous les trouverons en fédérant une série d’acteurs publics et privés autour de projets concrets, à même de développer les potentiels énergétiques méditerranéens, à même de relever les défis agricoles ou ceux de la préservation des écosystèmes marins avec la pêche artisanale en Méditerranée.
Les hommes et les femmes capables de mener ces projets nous les avons ou nous les aurons, parce que nous les formerons dans des centres de formations ou dans des laboratoires de recherche euro-méditerranéens. Ces structures, en garantissant un socle de connaissances communes et la reconnaissance des diplômes, permettront d’asseoir durablement des réseaux de formations, d’enseignement et de recherche, indissociables à l’aboutissement des projets communs aux deux rives.
Entre le sud et le nord nous manquons de convergence, de projets d’échange, c’est ce qu’il nous faut développer pour nous assurer un avenir plus radieux. Avec des mobilités mieux partagées.
À l’horizon 2030, c’est un Maghreb plus développé qui s’annonce, avec peu d’enfants, une population active moins nombreuse et beaucoup de retraités à prendre en charge. Les profils d’emploi se seront rapprochés entre nos deux rives et les compétences, toutes sortes de compétences –médecins ou plombiers – seront amenées à prendre la route, guidées par les déficits en main-d’œuvre par secteur, mentionnés ici où là. Pas de grande vague migratoire à venir donc, pas de jeunesse maghrébine prête à venir en masse payer les retraites des vieux du nord, mais des déplacements de grappes d’individus, des mobilités plutôt que des migrations et des installations à vie sur une autre terre et dans une autre culture, voilà ce que l’Europe et le Maghreb, la France et la Tunisie devront apprivoiser.
Nous pouvons préparer cette mutation en encourageant dès à présent la jeunesse de nos 2 rives, dans le cadre d’un office de la jeunesse franco-maghrébine, euro-maghrébine, à échanger, à apprendre à se connaître et à se reconnaître. À s’identifier, et à se respecter. Il ne s’agit pas là d’un projet d’intégration au sens étroit ou nous l’entendons dans notre jardin, au Nord, mais bien plutôt d’un projet de développement. Et la France compte tenu de son histoire a un rôle particulier à y jouer.
Comment ? En initiant des projets dans le domaine de la formation professionnelle et de l’emploi, car le besoin est pressant. Il s’agit de s’inspirer des méthodes d’échanges universitaires – échanges d’enseignants et de jeunes à travers des stages en entreprise– et de les appliquer à la formation professionnelle. La Méditerranée doit pouvoir, dès aujourd’hui, être traversée dans les deux sens, pour que les jeunes de la rive nord et ceux de la rive sud puissent profiter des enseignements de l’autre. C’est -par exemple – aller s’enrichir du savoir-faire des artisans des métiers d’art propres aux 2 rives (travail de la terre, du verre, du bois, du cuir, de la calligraphie..) ou de profiter de l’expérience des professionnels des métiers du tourisme, de la santé, du social, du commerce ou de la construction… l’Office franco maghrébin de la jeunesse pourrait aider à tisser des partenariats avec des entreprises, à créer des réseaux entre instituts de formation et formateurs et à faciliter les formalités de mobilité entre les deux rives.
Des initiatives de ce type doivent permettre de changer le regard des jeunes sur l’autre, celui qui vit de l’autre côté de la mer. C’est à cette condition que nos sociétés se porteront mieux : l’une sera plus fière d’avoir porté son développement économique sous le signe du partenariat et non de l’assistance. L’autre, notamment celle qui est binationale ou issue de l’immigration, devrait gagner en sérénité grâce à l’estime retrouvée d’une part d’elle-même, celle qui pourra revendiquer haut et fort une richesse longtemps cachée.
Cet avenir apaisé passe par l’acquisition d’un droit à la mobilité, d’un droit à se revendiquer d’ici et d’ailleurs, sans que les identités - mon identité d’ici et mon identité d’ailleurs - se confrontent et s’affrontent. Ce qui est important est de partager des valeurs qui sont universelles – l’égalité – la liberté d’entreprendre- de penser – la liberté d’expression – la fraternité qui est celle de l’appartenance à un même monde. Ce que nous devons construire ce sont des passerelles à défaut de ponts. Elles ne serviront pas à enjamber les frontières : elles demeureront, car elles sont utiles comme autant de symboles de nos histoires nationales, de nos appartenances locales, offrant des replis intimes. En fait ce que nous devons construire, ou plutôt renforcer, ce sont des réseaux, des circuits, c’est-à-dire un maillage entre les Tunisiens résident à l’étranger environ 10 %(1 223 213) de la population tunisienne), dont la majorité 83% (1 032 412) vit en Europe.
Leur contribution au pays est importante en matière économique : ils apportent la quatrième source de devise, 5% du Pib et 23% de l’épargne nationale. Mais leur contribution prend aussi d’autres formes, elles sont intellectuelles et sociales : ce sont des états d’esprits, des comportements, des expériences, du capital social qui sont véhiculés et transférés d’un pays à l’autre. La Méditerranée doit pouvoir tirer meilleur profit de cette diaspora riche d’une double culture. Mais comment ?
Moi je ne crois pas au sens unique, aux « projets retour », aux « rapatriements » des entrepreneurs, aux « rapatriements » des cerveaux.
Je crois au contraire à la mobilité comme mode de vie, à la circulation comme diplomatie.
Puisque personne ne veut se départir de ses talents, il faut développer un modèle de migration circulaire et temporaire entre le pays d’origine et celui d’adoption. Il faut inventer des « migrations équitables » dans lesquelles sud et nord trouveraient leur compte. Cela passe par un accès plus large aux statuts légaux (type visa à entrées multiples) qui peuvent favoriser les allers retours : ils encourageront le commerce, l’investissement, enrichiront les réseaux, ceux qui permettent de créer de l’emploi dans le pays d’origine.
Les villes méditerranéennes sont cosmopolites, contrastées, concurrentes, d’une concurrence qui stimule, enrichie de l’expérience de l’autre. C’est avec les jeunes, mais aussi avec tous les vivants des deux côtés de la mer, qu’un espace méditerranéen culturellement, scientifiquement et industriellement ouvert, doit se construire. Mais, pour cela, il ne faut pas avoir peur. Et si la Méditerranée s’agite – au fil des mutations politiques et économiques importantes qui se produisent sur chaque rive - elle ne doit pas devenir une ligne de fracture entre nous, mais nous servir d’interface.
Pour l’aider à consolider notre liaison nous devrons apprendre à mieux savoir être de là et à mieux savoir être d’ici. C’est un défi que nous devons, pays du Maghreb et de l’Europe latine, relever ensemble. Nous le pourrons en nous appuyant sur la coopération, ou plutôt l’amitié franco-tunisienne. Elle est suffisamment riche et sereine pour être le fer de lance de stratégies qui mèneront nos peuples à devenir citoyens de la Méditerranée.