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Vendredi 25 octobre 2013 - Hôtel Majestic, Tunis

 

Jean-Pierre Cassarino
Professeur au Centre Robert Schuman, Institut Universitaire Européen

 

Les pays du Maghreb coopèrent depuis des décennies en matière de réadmission avec certains Etats membres de l’Union européenne (UE) ; la réadmission visant à expulser les étrangers qui ne remplissent pas ou ne remplissent plus les conditions de séjour ou d’entrée sur le territoire d’un pays d’immigration.
D’un point de vue historique juridique et politique, la réadmission ne constitue pas un fait nouveau dans le cadre des relations euro-maghrébines. En revanche, les modes de coopération en matière de réadmission, ainsi que leur pratique, au cours des deux dernières décennies, sont fort inédits, outre le fait évident que la coopération en matière de réadmission est devenue aujourd’hui un thème récurrent dans le cadre des pourparlers bilatéraux et multilatéraux.
Je fais ici référence au fait que la réadmission apparaît aujourd’hui comme un thème central dans le cadre des relations bilatérales entre les pays du Maghreb et les Etats membres de l’Union européenne, plus particulièrement depuis l’adoption en 2003/2004 de la Politique européenne de voisinage.

Je crois que l’on peut aujourd’hui parler d’un système de la réadmission. Le système de la réadmission ne se base pas seulement sur des obligations qui relèveraient du droit coutumier international, ou sur le calcul des coûts et bénéfices comme l’approche néoréaliste en relations internationales l’explique. Ce système dépend aussi de schémas d’interprétation dominants, de paradigmes puissants et d’un lexique hégémonique façonnant les perceptions politiques des uns et les hiérarchies de priorités des autres. De nos jours, la coopération bilatérale en matière de réadmission n’aurait jamais atteint une telle ampleur, au-delà des intérêts nationaux, sans l’apparition de conditions inédites à même de d’orienter les choix des acteurs.
Si l’en était autrement, on ne saurait expliquer les raisons pour lesquelles le nombre d’accords bilatéraux en matière de réadmission, aussi bien en Europe qu’ailleurs dans le monde, a fortement augmenté au cours des deux dernières décennies. Tout comme on ne pourrait comprendre pourquoi les modes de coopération bilatérale revêtent aujourd’hui différentes formes.
On ne pourrait pas non plus analyser les conditions qui ont subtilement permis de présenter la coopération en matière de réadmission comme un « moyen de lutte contre les migrations irrégulières ». Enfin, on ne serait pas en mesure de comprendre comment la réadmission a fini par s’imposer aux décideurs politiques de nombreux pays aux intérêts fort divergents, persuadés du bien-fondé de leur choix, voire enclins à le justifier comme un mal nécessaire.

En effet, comment expliquer le fait que l’Algérie ait conclu un accord de réadmission avec le Royaume-Uni, entré en vigueur en mars 2007 ? Comment comprendre que la Tunisie accepte de signer, le 5 avril 2011, un (autre) accord avec l’Italie, alors que des accords bilatéraux avaient été conclus en la matière, par le passé ? Pour quelles raisons la France n’a-t-elle conclu aucun accord standard de réadmission avec les pays nord-africains, bien qu’elle coopère en la matière, sous d’autres formes, avec ces derniers ? Ces quelques études de cas (il y en aurait bien d’autres) partagent un point commun. Chacune, à sa manière, reflète les éléments constitutifs d’un système de la réadmission. Ce système n’aurait jamais pris une telle ampleur, sans l’établissement d’un ordre de penser et de problématiser la mobilité des personnes ; que celle-ci s’applique aux étrangers ou non.


Le système de la réadmission ne mobilise pas seulement des acteurs étatiques aux intérêts divergents souhaitant tirer le meilleur parti de leur coopération tout en optimisant leurs propres bénéfices, comme l’expliqueraient les tenants de l’approche néoréaliste des relations internationales. Le système de la réadmission s’est consolidé bien au-delà des égoïsmes nationaux car il se fonde, entre autres, sur le partage et la reconnaissance de valeurs et de principes à même de forger les perceptions des uns et les priorités (perçues) des autres.
Il n’engendre pas seulement une sanction dont les conséquences peuvent être tragiques sur la sauvegarde et la dignité de la personne, surtout lorsque son renvoi s’effectue vers un pays dont la loi punit sévèrement l’émigration irrégulière, voire vers un pays en proie à des conflits armés.

La coopération en matière de réadmission vise à gérer les conséquences des migrations irrégulières, non à résoudre leurs causes. Elle vise aussi à classer les étrangers et citoyens.

Expulser les personnes dites indésirables ne relève pas uniquement du contrôle migratoire et du sécuritaire. Cela relève également de la capacité à classer les étrangers et les citoyens (ceux qui sont potentiellement sujets à un ordre d'expulsion et ceux qui ne le seront pas), ainsi que leurs droits respectifs.
L'adoption de lois restrictives appliquées à l'entrée comme au séjour des travailleurs migrants et des demandeurs d'asile, le contrôle renforcé des frontières, et la construction de centres de rétention illustrent parfaitement l'existence d'un consensus sur ladite « gestion des flux migratoires », partagé par de nombreux pays.
La coopération en matière de réadmission est souvent présentée comme le moyen de lutte contre les migrations irrégulières. Or, celle-ci vise avant tout à gérer leurs conséquences, non à résoudre leurs causes (à savoir, la pauvreté, le chômage, la mauvaise gouvernance politique, les persécutions).
Ce qu'il faut comprendre est que ce consensus n'aurait jamais pu dépasser les individualités et intérêts nationaux des pays, qu'ils soient riches ou pauvres, développés ou non, densément peuplés ou non, sans le partage d'un même langage ou lexique à même de forger les perceptions et les subjectivités. Aussi ne faut-il pas s'étonner du fait que ce langage commun ait été produit et reproduit à l'envi lors des nombreux pourparlers bilatéraux et multilatéraux en matière de « gestion des flux migratoires » qui se sont succédé depuis une quinzaine d'années, en Europe et ailleurs, sous l'égide de l'Union européenne, de la Banque mondiale, ou encore des Nations unies. Gestion, bonne gouvernance, sécurité, fardeau, flux mixes, migrants économiques, faux demandeurs d'asile, opérabilité, flexibilité, harmonisation, migrations temporaires, responsabilité partagée, approche équilibrée, sont autant de termes faisant partie intégrante du lexique des instances gouvernementales et intergouvernementales. Leur hégémonie lexicale est aujourd'hui perceptible dans les discours officiels, les médias, et la littérature grise, appliqués aux migrations internationales et à l'asile.

Il est nécessaire de réfléchir sur la fonction régulatrice et disciplinaire de la réadmission, bien plus que sur son caractère coercitif.

La coopération en matière de réadmission est, par conséquent, indissociable de cette hégémonie lexicale. Elle est également indissociable du changement néo-libéral intervenu dans les politiques d'emploi à travers l'Europe, de la valeur même accordée aux conditions d'emploi, au droit du travail, au dialogue social ; bref, des conditions professionnelles des travailleurs en général, aussi bien étrangers qu'autochtones. De quelle manière ? Par ailleurs, quel lien peut-il exister entre la coopération en matière de réadmission et le statut des travailleurs en général ?

Pour l’expliquer, il est nécessaire de réfléchir sur la fonction régulatrice et disciplinaire de la réadmission, bien plus que sur son caractère coercitif. Pour ce faire, il est important de rappeler que la coopération bilatérale en matière de réadmission s’est développée, au cours des dix dernières années, concomitamment avec la mise en place de programmes sélectifs de recrutement temporaire des travailleurs étrangers.

La volonté politique de garantir le séjour temporaire des migrants a des conséquences logiques sur leurs droits et aspirations.

De nos jours, la réadmission se présente comme condition sine qua non à la mise en place de ces programmes ; celle-ci émane de la volonté politique d’instaurer et de légitimer un dispositif dissuasif à même d’assurer le séjour temporaire des travailleurs migrants. A titre d’exemple, les programmes dits de circularité migratoire, ainsi que les partenariats pour la mobilité, promus par l’Union européenne, constituent une réplique parfaite de ces programmes sélectifs de recrutement que des Etats-membres tels que l’Italie, la France et l’Espagne avaient initiés bien avant elle.

La volonté politique de garantir le séjour temporaire des migrants a des conséquences logiques sur leurs droits et aspirations. Tout d’abord, le facteur temps (à savoir le caractère temporaire du contrat d’embauche et, donc, de l’expérience migratoire) aura un impact sur la capacité des migrants à jouir pleinement de leurs droits, dont la liberté d’association, la participation à des activités syndicales, les conditions de travail décentes, la possibilité de bénéficier d’une formation professionnelle, et le droit au regroupement familial. Ensuite, les décideurs politiques savent que des facteurs aussi bien économiques que non-économiques ont provoqué, par le passé, une sorte d’effet contraire aux programmes d’accueil temporaire de la main-d’œuvre étrangère. Par exemple, après avoir investi en termes de formation professionnelle et reconnu la valeur des compétences acquises par le travailleur étranger sur le lieu de travail, l’employeur pouvait être enclin à renouveler le contrat d’embauche temporaire de ce dernier. Il y aurait beaucoup à dire sur cet effet de « distorsion », qui a déjà été amplement démontré par plusieurs analystes. Dans le cadre de cette brève étude, je me limiterai à préciser qu’il constitue un des nombreux facteurs ayant permis aux travailleurs étrangers de prendre conscience de leurs droits sociaux et de les revendiquer au fil du temps.
La crise pétrolière de 1973 et ses effets néfastes, à long terme, sur l’emploi, l’inflation et la stabilité sociale ont peu à peu favorisé l’introduction de mesures en faveur de la flexibilité de l’emploi. Progressivement, les travailleurs migrants ont été parmi les premiers à subir les conséquences directes de ce processus de déréglementation qui, de manière assez paradoxale, s’est accompagné d’une plus forte réglementation ou contrôle des flux migratoires, par l’adoption de mesures plus restrictives en matière de séjour et de recrutement. En réalité, ces deux dimensions n’ont rien de contradictoire, si l’on considère que les programmes de contrôle migratoire, adoptés depuis la moitié des années 70, représentaient, et représentent encore de nos jours, un interventionnisme bureaucratique à même de réifier la présence de l’Etat-protecteur, surtout dans un contexte général marqué par la globalisation, les délocalisations industrielles, le désengagement de l’Etat, la sous-traitance et les privatisations.

Le processus de déréglementation économique s’est accompagné d’une plus forte réglementation des flux migratoires.

Certes, aujourd’hui, la migration temporaire continue de faire l’actualité. Toutefois, ce qui la distingue fondamentalement des expériences du passé réside précisément dans son caractère à la fois temporaire et disciplinaire ; la réadmission agissant comme une épée de Damoclès planant au-dessus des travailleurs migrants réguliers, potentiellement sujets à l’arbitraire politique. Si l’effet de distorsion évoqué précédemment relevait encore du domaine du possible, il l’est beaucoup moins de nos jours, dans la mesure où les employeurs savent que l’arbitraire politique peut mettre en péril tout projet d’investissement en termes de formation professionnelle ou de valorisation des compétences acquises par le travailleur étranger au sein de l’entreprise, à moins de s’exposer à des risques. Par ailleurs, le degré de socialisation et de participation du travailleur migrant à la vie de la société d’accueil se retrouve subtilement réduit, pour ne pas dire limité, à l’instar de ses droits et perspectives socioprofessionnelles.

Par conséquent, pour penser et comprendre la réadmission, il est nécessaire de la désenclaver d’un cadre d’analyse portant exclusivement sur les questions migratoires et « la lutte contre les migrations clandestines ».

La réadmission et son ethos sont indissociables d’un questionnement plus général sur le sens même du travail et sur ses corrélats modernes : la précarité de l’emploi et la volonté de rendre les individus interchangeables.

L’approche sécuritaire – tout à fait juste, pour ne pas dire évidente – ne doit pas occulter le fait que la réadmission et son ethos sont indissociables d’un questionnement plus général sur le sens même du travail et sur ses corrélats modernes : la précarité de l’emploi et la volonté de rendre les individus interchangeables. En effet, comment ne pas s’interroger sur l’existence d’un curieux destin commun entre les droits circonscrits des travailleurs étrangers et ceux des travailleurs en général ? Comment dénoncer, de manière crédible et sincère, la brutalité de la réadmission sans s’intéresser aux conditions qui ont fait d’elle une pratique pensable et acceptable comme un mal nécessaire, par le biais d’un alignement mental ? Sans ces conditions, la coopération en matière de réadmission n’aurait certainement pas atteint des proportions aussi spectaculaires, voire préoccupantes. Une autre manière de réfléchir et d’agir s’impose à nous.