Lampedusa: la face cachée de l'opération Mare Nostrum
Après le naufrage du 3 octobre 2013 qui a vu 366 migrants mourir au large de Lampedusa, l’une des principales portes d’entrée vers l’Europe, le gouvernement italien a lancé une opération militaire et humanitaire avec l’appui de l’Union européenne. Mais, derrière cet objectif «humanitaire», se cache un intérêt lucratif non négligeable.
- Le 5 février 2014, les migrants secourus par la marine italienne.
REUTERS/Marina Militare/Handout via Reuters -
La marine italienne a porté secours ces dernières heures à 1.100 migrants au sud de la Sicile, rapporte Reuters ce 6 février. Les embarcations ont été repérées mercredi soir par des hélicoptères de patrouille et quatre bâtiments de la marine ont participé aux opérations, indique la marine dans un communiqué, sans préciser la nationalité des rescapés. C'est le fruit de l'opération Mare Nostrum.
L'opération militaire et humanitaire, lancée par le gouvernement italien, est née après le drame du 3 octobre 2013 qui a coûté la vie à 366 migrants, face à l’indignation internationale. Objectif: éviter de nouveaux naufrages en secourant en mer les fugitifs, avant de les transférer directement dans le sud de l’Italie.
Depuis la mi-octobre, marine militaire, armée de terre, carabiniers, garde-côtes, police des douanes, Croix rouge et Ordre de Malte ont remplacé les milliers de migrants de Lampedusa. Les 169 derniers réfugiés –à l’exception de 17 d’entre eux– ont été transférés en Sicile la veille de Noël, après la publication d’une vidéo «scandale» sur les conditions de détention du centre de l’île.
Coût de l’opération: 10 millions d’euros par mois. Des dépenses qui exaspèrent les habitants de l’île, eux-mêmes sujets à de graves difficultés économiques. Une vie chère due à une vie insulaire, pour commencer:
«Tu as vu le prix de l’essence? 2,20 euros le litre!»
Toto, gérant d’hôtels, s'énerve alors qu’il doit faire le plein à la station du vieux port. Un surcoût de carburant qui pénalise aussi les pêcheurs, contraints pour certains de laisser leur bateau au port. Un manque criant d’infrastructures, ensuite. Jessica Mannino, coiffeuse, déplore:
«Ici, on n’a pas d’hôpital. Il faut payer le billet d’avion pour se soigner à la moindre complication.»
C’est sans parler de l’état désastreux des routes, des coupures fréquentes d’électricité, et de l’école primaire, qui tombe littéralement en ruine: fin janvier, des bouts de carrelage des toilettes se sont décrochés et ont blessé à la tête plusieurs écoliers.
Dans ce climat tendu, sur Facebook, les Lampedusiens ironisent sur les hélicoptères, vedettes de la marine militaire et soldats en treillis qui font désormais partie du paysage de l’île.
«Maintenant que je ne les vois plus, ils me manquent», ironise Francesca, de Askavusa
«A présent, nous sommes sous occupation militaire», dénonce Fabrizio Fasulo, membre de l’association de défense des migrants Askavusa.
Dans la seule rue piétonne du centre (photos : Marzia P.)
Les pêcheurs ont été nombreux à aider les garde-côtes à secourir les embarcations en péril. Mais depuis que plusieurs d’entre eux ont été condamnés pour «complicité d’immigration illégale», ils sont de plus en plus rares à prendre l’initiative. La militarisation de l’île est-elle pour autant la bonne solution? Aziz, géranr de locations touristiques:
«Derrière tout ça, il y a le motif du business. Si on ne peut plus aider les migrants, cela permet au gouvernement italien de demander de l’argent à l’Union européenne pour faire ce travail! De l’argent, nous, que nous ne voyons jamais arriver jusqu’à nous!»
Eurosur, la technologie de pointe au service des contrôles migratoires
Une semaine après le naufrage du 3 octobre, le Parlement européen a voté une résolution sur Eurosur, système européen de surveillance des frontières. A cette occasion, la commissaire européenne aux affaires intérieures, Cecilia Malström, déclare qu’Eurosur «devrait contribuer à protéger nos frontières extérieures et sauver les vies de ceux qui prennent quotidiennement des risques pour brûler les limites de la forteresse Europe».
Fondé sur des technologies de pointe (imagerie satellite, capteurs…), ce système bénéficie d’un budget de 224 millions d’euros pour la période 2014-2020.
Son fonctionnement sera assuré par Frontex, agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats. Sur le site de l’Union européenne, on peut lire notamment que «Frontex assiste les Etats membres qui exigent une assistance technique renforcée aux frontières extérieures», et les «assiste pour la formation des garde-frontières nationaux».
Frontex est aussi surnommée, par ses détracteurs, le «bras armé de l’Europe». En 2010, elle disposait de 22 avions légers, 113 bateaux et 26 hélicoptères, ainsi que 476 appareils techniques (radars mobiles, caméras thermiques, sondes mesurant le taux de gaz carbonique émis, détecteurs de battements de coeur, etc.), mis à disposition par les Etats-membres.
Créée officiellement en 2005, elle dispose d’un corps d’environ 300 fonctionnaires chargés de son fonctionnement. En cinq ans, son budget annuel, adopté par le Parlement européen, a été multiplié par 20, de 6 millions d’euros en 2006, à 118 millions d’euros en 2011. Face à l’exode provoqué par les «printemps arabes», l’agence avait estimé nécessaire une rallonge de 43,9 millions d’euros pour mener à bien sa mission. Actuellement, son budget annuel est fixé à 85 millions d’euros.
L’opération Mare Nostrum et Frontex, main dans la main?
Le 8 octobre, Cécila Malström avait dit vouloir organiser «une opération de grande ampleur en Méditerranée», pour «empêcher de nouvelles tragédies comme celle du 3 octobre à Lampedusa». Une opération qui serait menée par Frontex, avait-elle encore précisé.
Frontex et Mare Nostrum, deux opérations simultanées, donc? Selon la législation européenne, les questions d’immigration externe à l’UE ne relèvent que des Etats-membres. Frontex doit se contenter d’assurer la coopération entre Etats-membres pour le contrôle des frontières extérieures. Mais Fulvio Vassalo Paleologo, spécialiste du droit d’asile à l’université de Palerme s’interroge:
«Mare Nostrum devient-elle une opération Frontex? Elle prend en tous cas des allures d’opération européenne: le 22 janvier, à Augusta (Sicile), le ministre de la Défense italien a rencontré le Premier ministre de la République slovène, en visite aux contingents de forces armées slovènes impliquées dans la mission Mare Nostrum.»
Depuis sa mise en place, Frontex a été critiquée par de nombreuses ONG. En mars 2013, une campagne soutenue par 21 associations et chercheurs, Frontexit, attire l’attention sur ses «dérives en termes de droit humains». Claire Rodier, juriste au Gisti, cofondatrice de Migreurope, et auteure d’un livre sur le business des flux migratoires, Xénophobie Business, précise:
«Le personnel des bateaux d’interception n’est pas formé au droit d’asile. Or, être en situation irrégulière n’empêche pas de demander l’asile!»
Cecilia Malström présente Eurosur et Frontex comme les meilleurs moyens de «sauver des vies». Un objectif souvent remis en cause. Quelques jours après le naufrage du 3 octobre, Frontexit publie un communiqué cinglant:
«A quoi sert Frontex? Comment, avec 9 patrouilles de la Guardia Costiera, une patrouille de la Guardia di Finanza, des bateaux militaires et des avions de surveillance, aucune information n’est-elle arrivée à temps sur l’île?»
Les médias italiens ont même plusieurs fois accusé les bateaux de contrôle de non assistance à personne en danger délibérée. Ce que ne dément pas Paolo Cuttia, chercheur à l’université de Palerme et auteur du livre Lo spettacolo del confine, Lampedusa tra produzione e messa in scena della frontiera:
«Parfois, les embarcations sont localisées, mais on décide de ne pas intervenir. C’est ce que font souvent les autorités maltaises, c’est aussi ce qu’a fait l’Otan plusieurs fois en 2011 selon des témoignages de réfugiés libyens.»
Des accusations systématiquement démenties par les autorités concernées.
Depuis 2002, plus de 3.300 migrants sont morts en mer au large de Lampedusa. Et depuis 2009, 4.000 migrants sont morts dans toute la Méditerranée. Ewa Moncure, de Frontex, affirmait à Liberation.fr, en octobre dernier, que l’agence avait quand même «sauvé 16.000 vies en Méditerranée ces deux dernières années». Un chiffre qui correspondrait aux 900 opérations de sauvetage en Méditerranée entre 2011 et 2013, revendiquées sur le site de Frontex. L’agence a donc bien permis, au final, de sauver un nombre non négligeable de vies.
Mais est-ce son objectif premier? En tous cas, l’expression «opérations de sauvetage» irrite Claire Rodier:
«C’est du pipeau! Quand Frontex avance un chiffre de personnes sauvées, ce n’est qu’une modification sémantique: elle utilisait ces mêmes chiffres avant pour parler de chiffres d’interceptions! Maintenant, la surveillance est appelée “sauvetage”.»
Frontex déplace les flux migratoires vers des itinéraires plus dangereux
Claire Rodier va plus loin:
«Depuis la mise en place de Frontex, il y a eu une augmentation de la mortalité migratoire.»
Au final, Frontex aurait en effet augmenté la prise de risque des migrants, en «fermant» successivement les différentes routes migratoires, les contraignant ainsi à emprunter des itinéraires plus périlleux.
En 2006, la première opération de Frontex, nommée Hera, aux Canaries, permet une diminution de 70% de l’arrivée de migrants sur les îles. Le flux migratoire se déplace alors vers les Baléares et le sud-est de l’Espagne. Frontex lance une nouvelle opération dans cette zone. Les arrivées de migrants y chutent de 23%. Mais dans le même temps, le nombre de migrants traversant la Méditerranée depuis la Libye vers Malte ou le sud de l’Italie a doublé! Frontex lance donc l’opération Nautilus. Plus de 35.000 personnes avaient débarqué à Lampedusa en 2008. En 2009, il n’y a presque plus d’arrivées (elles reprendront massivement en 2011 avec les révolutions arabes). Les flux migratoires et les opérations se déplacent encore plus à l’est, vers la Grèce. La mission Poseidon est lancée. Frontex annonce une baisse de 60% des opérations en mer Egée par rapport à 2009. Mais les flux se déplacent à nouveau, vers les frontières terrestres, entre la Turquie et la Grèce.
Carte des morts en Méditerranée
Preuve que les opérations de Frontex semblent peu dissuasives: dans un rapport annuel sur l’asile et l’immigration de 2011, la Commission pointe une augmentation de près de 35% de la pression sur les frontières de l’UE.
Frontex et Eurosur, facteurs de développement du marché de l’armement et de la technologie de pointe
Mais au final, le but ne serait-il pas de maintenir en permanence une «pression sur les frontières» de l’UE afin de justifier le développement toujours plus importants des dispositifs de sécurité? C’est la thèse de Claire Rodier développée dans Xénophobie business. Pour l’auteure, un autre volet de Frontex n’a pas suffisamment été étudié: celui d’«interface» entre décideurs politiques et industriels de l’armement, pour qui la surveillance des frontières est devenu un marché fructueux.
Depuis 2011, Frontex a la possibilité d’acquérir ou de louer par crédit-bail ses propres équipements (navires, hélicoptères, etc.) ou de les acheter en copropriété avec un Etat-membre.
Si elle n’a pas encore effectué d’achat de façon officielle, Frontex participe, depuis sa création, à de nombreux forums consacrés à la sécurisation des frontières, ainsi que des foires où professionnels de l’armement, de l’aéronautique et des technologies avancées exposent leur matériel. Claire Rodier écrit:
«Dans ces enceintes où se tissent des liens entre les bailleurs de fonds et les entreprises, Frontex occupe une place stratégique: financée par les premiers, elle est courtisée par les seconds, qui ont tout intérêt à son développement et à son autonomisation.»
De la même façon, Eurosur fera fructifier l’industrie de la technologie de pointe, prédit la juriste. En s’appuyant sur les nouvelles technologies développées grâce aux projets de recherche financés par l’UE, comme l’imagerie satellite et les capteurs, Eurosur favorise le développement des systèmes nationaux de surveillance des frontières, en vue de leur interconnexion.
Frontex et Eurosur constitueraient également un vrai tremplin dans le développement du marché civil des drones. Dans l’intention de s’équiper de cet outil de surveillance aérienne, Frontex a organisé, à l’automne 2011, des démonstrations en vol, pour permettre à l’américain Lockheed Martin, à l’espagnol Aerovision associé au français Thales, ou à l’israélien IAI (Israel Aerospace Industry), de promouvoir, sur le terrain, l’efficacité de leurs systèmes respectifs.
Cette militarisation intensive de Lampedusa n’existerait pas sans un processus de «légitimation» que le chercheur Paolo Cuttita appelle «humanitarisation», qui passe tant par les discours politiques que par la sur-médiatisation de l’immigration à Lampedusa. Quelques jours après le drame du 3 octobre, un autre naufrage a eu lieu quelques miles plus loin, faisant près de 200 morts. Aucun média n’en a parlé: ayant eu lieu en mer, il n’y a pas eu d’images choquantes de cadavres échoués sur la terre européenne.
La porte de l'Europe / Bénédicte Lutaud
En 2008, la «porte de l’Europe», monument en hommage aux migrants, a été inaugurée. Pour reprendre Paolo Cuttita, «une chose est de construire une fausse porte, une autre est d’en ouvrir une vraie». C'est ça aussi, l'humanitarisation.
Bénédicte Lutaud
Slate.fr, le 06 février 2014