De Milan à Stockholm : la folle odyssée des noces rebelles syriennes
Le documentaire italien "Io Sto con la Sposa" (Du côté de la mariée) suit le périple de cinq réfugiés syriens, qui mettent en scène un faux mariage pour traverser l’Europe sans encombre et atteindre leur terre promise : la Suède.
© Io sto con la sposa
Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous. Cet après-midi d’octobre 2013, dans la gare centrale de Milan, Abdallah ne sait pas encore qu’il va faire une rencontre décisive. Ce trentenaire à l’œil noir, Syro-Palestinien originaire de Damas, en Syrie, cherche désespérément le prochain train pour Stockholm, eden rêvé pour ce clandestin qui a fui la guerre. Il ne parle pas italien, il est perdu et pas prêt de partir : le train qu’il cherche n’existe pas.
Ce jour-là, dans la gare de Milan, Gabriele Del Grande et Khaled Soliman al-Nassi ne savent pas non plus qu’ils s'apprêtent à s’embarquer dans une folle aventure, qui les mènera à Stockholm, et peut-être à la Mostra de Venise. Car à défaut de mettre Abdallah dans le train, Gabriele et Khaled l'ont invité à boire un café. De là sont nés une amitié et un documentaire : "Io sto con la sposa" (Du côté de la mariée). Ce road-movie, actuellement en post-production, suit le périple de cinq clandestins syriens : Abdallah, Alla et son fils de 12 ans, Manar, qui rêve de devenir une star du rap, Mona et Ahmed. Ils ont l'idée un peu dingue d'organiser un faux mariage pour traverser l'Europe.
Échoués en Italie, tous rêvent de la Suède. Depuis septembre 2013, le royaume accorde un permis de résidence à vie à tous les Syriens qui demandent l'asile, une exception en Europe. Aujourd'hui, ils sont plus de 30 000 à s’être installés dans ce petit pays de 10 millions d’habitants. Pour y parvenir lui-aussi, le petit groupe de cinq est prêt à tout. Abdallah a bravé les eaux de la Méditerranée sur une embarcation qui a coulé entre Malte et la Sicile, en octobre 2013, faisant 250 morts dans un naufrage dont il est l’un des rares survivants. Manar et Alla, eux, ont déjà dépensé une fortune en passeurs pour arriver jusqu’en Italie. Tandis qu’à la cinquantaine passée, Mona et Ahmed ont dû s’échapper du centre de réfugiés de Lampedusa, une usine à clandestins. Comme eux, 15 000 à 20 000 syriens, depuis le début de la guerre, sont passés par ce centre, puis par l’Italie, espérant trouver refuge dans cette Europe idéalisée.
L'Italie, porte d'entrée sur l'Europe
Des trajectoires qui ne pouvaient pas laisser Gabriele et Khaled indifférents. Gabriele Del Grande est un journaliste italien, spécialiste des questions migratoires. Il tient le blog Fortress Europe et connaît bien la Syrie, où il a effectué plusieurs reportages depuis le début de la guerre. Khaled Soliman al-Nassi est un poète palestinien qui vit en exil en Italie depuis plusieurs années.
"Des milliers de personnes fuyaient la guerre en Syrie et arrivaient chaque jour à Milan en passant par Lampedusa. Parfois, on les accueillait chez nous avant qu’ils ne partent avec des contrebandiers pour la Suède. On voulait les aider, mais on ne savait pas comment faire", raconte à FRANCE 24 Gabriele. Jusqu’à cette idée saugrenue, lancée un soir comme une blague au-dessus d’un plat de spaghetti partagé entre amis : "Et si on organisait un faux mariage ?", a lancé Gabriele sans conviction. D’abord, ils ont ri. Finalement, ils se sont lancés.
Tous se sont prêtés au jeu. Abdallah a enfilé le costume du marié ; à défaut de trouver une réfugiée prête à jouer sa compagne, c’est Tasneem Fared, une activiste syrienne qui vit entre l’Allemagne, l’Italie et la Syrie, qui fait sa jeune épouse. Manar, Alaa, Mona et Ahmed jouent leur nouvelle famille. Enfin, pour rendre le scénario plus crédible aux yeux des autorités, neuf amis italiens incarnent les invités de la noce. "On les a emmenés chez le coiffeur, on leur a acheté des habits de noces, deux semaines plus tard, on était partis", se souvient Gabriele.
Tasneem Fared et Abdallah Sallam, dans leurs habits de noce, qui passent les Alpes à pied. © Io sto con la sposa
"Le temps des Gitans" sauce orientale
Le 14 novembre 2013, cette équipée sauvage, qui n’est pas sans rappeler la noce du "Temps des Gitans" d'Emir Kusturica dans une version plus orientale, s’engouffre dans quatre voitures de location et un van. Ils filent vers le nord pour quatre jours de périple, traversant l’Italie, la France, le Luxembourg, l’Allemagne et le Danemark, jusqu’à destination finale : la Suède.
"L’idée de faire un documentaire n’est venu que dans un second temps. Au départ, on voulait juste les aider à atteindre leur but", précise Gabriele. Antonio Augugliaro, réalisateur de documentaire et court-métrage, rejoint l’aventure pour la réalisation du film. Une équipe de six techniciens acceptent de travailler à crédit pour ce film autofinancé et autoproduit (les réalisateurs ont lancé depuis une levée de fonds communautaires sur internet pour payer leur équipe).
Si rien n’a été écrit à l’avance, le trajet a, en revanche, été élaboré en fonction de son intérêt cinématographique. Les trois réalisateurs/passeurs ont ainsi choisi de franchir à pied les 40 kilomètres qui séparent Vintimille (Italie) de Nice (France) pour marquer la portée symbolique de cette étape."C’est l’ancienne frontière que franchissaient à pied les clandestins Italiens pour aller en France dans les années 1950. Le grillage est toujours là, le trou aussi. On était très émus de faire ce chemin, sur les traces de nos aînés", explique Gabriele Del Grande.
MC Manar et son père Alaa Bjermi. © Io sto con la sposa
Le cimetière de la Méditerranée
L’ Histoire de ces Italiens et de ces Syriens a des racines communes. Au fil des kilomètres, des liens forts se tissent. "Ce documentaire est une comédie où il n’est pas question de faire de la victimisation. C’est une histoire d’amitié qui relie les deux côtés de la Méditerranée", poursuit Gabriele.
Une amitié qui a d’ailleurs encouragé les trois réalisateurs à prendre des risques. En aidant des réfugiés clandestins à traverser l’Europe, ils se sont mis, eux aussi, dans l’illégalité. À la sortie du film, prévue en octobre ou novembre prochain en Italie, les trois hommes pourraient écoper d’une peine allant jusqu’à 15 ans de prison. "Quand on a commencé ce projet, on avait l’impression de faire quelque chose d’illégal. Mais quand on a appris à bien connaître les gens qu’on aidait, on a compris qu’on faisait une action humanitaire complètement normale", explique de son côté Antonio Augugliaro, dans une interview accordée à Arte.
Au-delà de l’humanitaire, "Io sto con la sposa" est une forme d’engagement politique. Gabriele Del Grande, Antonio Augugliaro et Khaled Soliman al-Nassi militent pour désobéir aux lois migratoires européennes et à une politique "qui ferme les yeux sur les morts du voyage et de la guerre". Selon les ONG, près de 20 000 migrants ont péri en tentant de traverser la Méditerranée ces vingt dernières années. Le site de Frontex, l'agence européenne chargée de la sécurité aux frontières, recense pour sa part 6 825 clandestins morts noyés dans les eaux de Lampedusa depuis 1994.
Pour ces hommes et ces femmes qui ont échappé au pire, le souvenir de ceux qui ont péri en route est omniprésent. Sur un ponton danois, un souffle marin fait danser les tulles de la robe blanche de Tasmeen, une mariée engagée qui semble lancer un défi aux autorités comme on jette une bouteille à la mer : "C’est dur d’imaginer qu’un endroit aussi beau que la mer puisse avaler de jeunes enfants d’un moment à l’autre. Ils sont tellement nombreux à y mourir en essayant d’aller d’un endroit à l’autre. Les enfants devraient venir pour y jouer, pas pour y mourir."
Mona Al Ghabr et son mari Ahmed Abed. © Io sto con la sposa
Sarah LEDUC
France24, le 20 Juin 2014