Mamadou, footballeur sous une fausse identité en Tunisie
Yassine Ben Mohamed*, milieu gauche, s’empare du ballon de foot et marque un but. Dans les gradins, les supporters de l’équipe scandent son nom pour le féliciter “Ben Mohamed ! Ben Mohamed !”. Sauf que ce joueur n’existe pas vraiment. Derrière Yassine Ben Mohamed se cache Mamadou*, Ivoirien sans-papiers en Tunisie.
Les journées sont intenses et ne lui laissent que peu de répit. “Je ne sortais qu’une fois tous les quinze jours pour aller voir ma famille”, raconte Mamadou. Ses parents le soutiennent et mettent tout en œuvre pour qu’il réussisse ses études et entame sa carrière de footballeur. À 16 ans, il intègre l’équipe junior de l’académie, où il restera pendant deux ans et demi, “alternant entre ailier gauche et ailier droit”. Rapidement, il commence à effectuer des déplacements à l'international avec son école dans le but de se faire repérer et éventuellement se faire titulariser pour rejoindre une équipe une fois sa formation achevée.
OBJECTIF QATAR 2022
Lors d’un week-end de permission dans sa famille en 2012, Mamadou part jouer au football avec des amis de son quartier. Un homme les observe de loin et vient aborder le jeune homme à la fin du match. Il se présente en tant qu’agent tunisien et lui dit qu’il souhaite l’aider à avoir une bonne carrière professionnelle. “Tu es un très bon joueur”, lui affirme-t-il. Mais pour réussir, Mamadou ne doit pas perdre de temps et partir le plus rapidement possible à l’étranger, selon l’agent.
Pour cela, le jeune footballeur doit lui donner 5000 euros, en plus d'acheter son billet d’avion. Mamadou se doute d'une arnaque, lui qui n’a jamais rien payé avec l’académie pour évoluer sur le terrain. Il souhaite finir sa formation et commencer à jouer en Côte d'Ivoire avant de partir faire ses preuves à l’étranger.
“Depuis que je suis petit, je n’ai jamais rien payé. L’académie s’occupe des talents. Tout est pris en charge, soit par l’académie, soit par les agents qui m’invitaient ou les présidents de clubs. On paie pour le footballeur et pas l’inverse”.
Mamadou refuse et retourne à l’académie. Quelques jours plus tard, il reçoit un appel de sa mère qui lui demande de venir à la maison dès que possible. Persuadé qu’il s’est passé quelque chose de grave, le jeune homme se précipite chez lui. Une fois arrivé, sa mère lui tend un billet d’avion pour Tunis. Elle lui raconte que l’agent tunisien est venu la voir et l’a convaincue que Mamadou devait partir pour passer des sélections à l’étranger, quitte à s’endetter. Il lui promet que son fils reviendra la voir bientôt et l’incite à lui acheter un aller-retour pour la Tunisie.
Le jeune homme essaie tant bien que mal d’expliquer à sa mère que cette histoire lui semble louche, mais rien n’y fait. “Maman, tu sais que j’aimerais faire une bonne carrière ici, en Côte d'Ivoire, avant de partir, peu importe le pays”, argumente-t-il. Elle lui répond que les choses sont déjà réglées et qu’il n’a pas son mot à dire. “L’agent lui a parlé de la Coupe du monde 2022, il lui a dit que les Qataris avaient besoin de jeunes joueurs pour les former et composer leur équipe”.
Mamadou capitule et repart pour l’académie, ses billets d’avion en poche. Il ne peut pas parler à ses entraîneurs de l’arrangement qu’a fait sa mère. “Ils n’allaient jamais m’autoriser à quitter l’académie, je n’avais pas le droit”, explique le footballeur, qui s’était engagé à rester au centre jusqu’à la fin de sa formation. “Donc je n’ai rien dit, je suis parti en cachette”. Le jour même, le jeune homme quitte le club discrètement et se rend à l'aéroport, seul.
LA DÉSILLUSION EN TUNISIE
À peine sorti de l’aéroport de Tunis, un intermédiaire récupère Mamadou pour le conduire dans un quartier de l’Ariana. Une fois sur place, il lui désigne un appartement et une chambre dans laquelle il devra rester, sans plus d’explications. “Il y avait peut-être une dizaine de personnes qui dormaient déjà dedans, que des Subsahariens”, raconte-il.
L’homme lui assure que cette situation est temporaire et qu’il sera rapidement relogéailleurs. Mais Mamadou n’est pas convaincu. “C’était évident que c’était une arnaque, certaines personnes qui dormaient dans cette chambre étaient en Tunisie depuis deux, trois, voire quatre ans”. Mamadou s’imagine déjà rester coincé entre ces quatre murs indéfiniment.
Mais l’intermédiaire tient parole et l’amène finalement dans un appartement à La Marsa avec “cinq autres personnes qui venaient d’arriver pour les mêmes raisons”. Le jeune homme commence peu à peu à reprendre espoir. Ils s’entraînent au stade de la Marsa en attendant d’avoir plus d’informations sur leur départ pour le Qatar, prévu pour la semaine suivante. Chaque journée se ressemble. Le matin, Mamadou et ses colocataires partent jouer au football puis ils rentrent à l’appartement, attendant le lendemain, sans avoir aucune autre occupation.
Un soir, Mamadou leur propose d’aller se promener vers la plage, pour enfin voir la mer dont ils entendent parler depuis leur arrivée. “Le temps que l’on revienne à l’appartement, la logeuse était devant la porte, avec nos valises”, raconte le footballeur. Elle leur explique que leur intermédiaire avait effectué le dernier versement du loyer, et que s’ils souhaitaient rester, ils devaient payer de leur poche. Chacun leur tour, ils tentent de joindre l’intermédiaire par téléphone pour obtenir des explications, en vain. Tous les appels sont rejetés.
Abattus, ils récupèrent leurs valises et vérifient leur contenu. Tous constatent que leurs affaires ont été fouillées et que leurs économies ont disparu. Mamadou ne retrouve pas son enveloppe qui contenait, en plus de son argent, son passeport et son billet retour pour la Côte d'Ivoire. Le constat est sans appel.
“Je suis à la rue, nous sommes à la rue”.
Dans la précipitation de son départ de l’académie en Côte d’Ivoire, Mamadou n’a pas pris son téléphone. Il avait seulement quelques numéros de ses proches sur une feuille volante, qu’il avait soigneusement rangée dans l’enveloppe volée… Le footballeur se retrouve sans aucun moyen de contacter ses proches.
“Certains de mes coéquipiers ont changé leur billet d’avion et sont partis le lendemain”, raconte Mamadou. Aucun parmi eux n’est Ivoirien et ne peut prévenir sa famille de sa situation. D’autres attendent la date de leur retour et restent avec Mamadou. Le groupe passe ses journées à errer à la Marsa. Le soir... ils enjambent les portails des habitations pour passer la nuit sur les toits. “On dormait sous des cartons”.
Ils utilisent parfois le linge qui sèche sur les toits des maisons comme couvertures de fortune. Avant l’aube, ils se lèvent, remettent le linge en place et partent en direction du marché pour espérer trouver de quoi manger. Mais rapidement, ses derniers coéquipiers réussissent à prendre un avion pour rentrer chez eux, laissant Mamadou livré à lui-même.
Le jeune homme doit se débrouiller seul. Il ne connaît personne à La Marsa ou ailleurs en Tunisie. Il déniche des petits boulots pour faire la plonge, dans les cafés et les restaurants. Il se nourrit en récupérant les restes des assiettes des client·es avant de les nettoyer. Le soir, lors de la fermeture des établissements, c’est le même rituel : il feint de rentrer “chez lui”, tout comme ses collègues, puis rebrousse chemin pour aller dormir sur la terrasse ou dans le bâtiment. Mais le stratagème ne dure jamais très longtemps. Les propriétaires finissent par remarquer sa présence et le menacent d’appeler la police.
Mamadou n’a pas connaissance des ONG ou d’autres organisations susceptibles de l’aider à refaire ses papiers ou contacter sa famille. Par chance, il se lie d’amitié avec une personne rencontrée dans la rue et qui doit se rendre en Côte d'Ivoire dans les semaines qui suivent.
Le footballeur lui demande d’aller rendre visite à ses parents, pour leur donner de ses nouvelles. “Je lui ai demandé de ne jamais leur dire les conditions dans lesquelles je vivais, pour ne pas leur faire peur”. Grâce à lui, il reprend contact avec ses proches, après plus d’un an sans nouvelles.
FOOTBALLEUR SOUS UNE FAUSSE IDENTITÉ
Avec le temps et les petits boulots, Mamadou commence à se faire des ami·es. À cette période, les choses s’arrangent pour lui. Il trouve un emploi de gardien dans une société, recommence à s’entraîner et à jouer au football avec des ami·es et trouve un logement à l’Aouina.
Chaque jour de la semaine, Mamadou arrive à 5h30 du matin sur son lieu de travail pour ouvrir le bâtiment. À 6h30, il quitte son bureau pour partir s'entraîner une petite heure avant que les employé·es n’arrivent et constatent son absence. Le soir, il enchaîne avec un second emploi dans un bar et reste jusqu'à la fermeture, aux alentours de minuit.
“Si tu veux travailler ici, c’est toujours de manière illégale. Pour avoir la résidence, il faut être étudiant ou diplomate, sinon tu n’as rien”. Il n’abandonne pas l’idée de continuer sa carrière de footballeur et se présente pour passer des essais auprès de différentes équipes du pays. “Je réussissais les tests, mais comme je n’avais pas de papiers d’identité ils ne pouvaient pas me prendre”.
Trois ans après son arrivée, un homme vient à sa rencontre alors qu’il fait des jongles avec une balle de tennis sur la plage. “Il m’a dit que je me débrouillais tellement bien avec la balle de tennis, que je pourrais faire n’importe quoi avec un ballon de football”. Cet homme, Tunisien de l’étranger, vient d’arriver dans le pays et souhaite devenir agent de footballeur.
En discutant avec lui, Mamadou lui décrit son train de vie et ses emplois cumulés. Mais l’homme a de plus grandes ambitions pour lui. S’il veut devenir footballeur professionnel, il doit se concentrer uniquement sur sa carrière sportive. Le jeune homme lui explique qu’il a déjà essayé, mais que sans papiers d’identité, il ne peut pas intégrer d’équipe. L’agent ignore sa dernière remarque et l’amène dans un club passer des sélections pour intégrer une équipe junior.
Sur place, l’agent ne laisse pas l’occasion à Mamadou de se présenter et l’introduit comme “Yassine Ben Mohamed”.* “Je me suis dit : ‘mais il ment, ce n’est pas mon nom !’”. Mamadou décide pourtant de ne rien dire et participe à l’entraînement sans dévoiler sa véritable identité. “J’ai fait une très bonne impression, les sélectionneurs s'intéressaient à moi”, raconte-t-il, fièrement.
Une fois le match terminé, son agent lui explique qu’il ne veut pas prendre le risque de le perdre. Il sait que Mamadou souhaite retourner en Côte d’Ivoire pour retrouver sa famille et se focaliser sur sa carrière là-bas. Pour le convaincre de rester, il lui promet de trouver un moyen de le faire jouer professionnellement.
“La seule solution qu’il a trouvé, c’est de prendre l’identité de quelqu’un de sa famille. Yassine Ben Mohamed, qui avait 16 ans sur ses papiers”.
L’agent prend une photo de Mamadou ainsi que l’extrait de naissance du vrai Yassine Ben Mohamed. Avec ces documents, Mamadou obtient de nouveaux papiers et change d’identité.
Devoir réduire son âge n’étonne pas Mamadou. Déjà, lorsqu’il était à l’académie en Côte d’Ivoire, son entraîneur français imposait aux joueurs d’enlever quelques années sur leurs documents. “Les footballeurs ne jouent pas avec leur vraie identité. Plus tu es jeune, plus tu as de chances de te faire recruter”, commente Mamadou. “Et si un Blanc, un Européen, nous dit qu’il nous suffit de nous rajeunir de quelques années pour faire carrière, on le fait !”.
YASSINE BEN MOHAMED, PALMARÈS D’UN JOUEUR FICTIF
Maintenant que Mamadou est régularisé, son agent décide de l’envoyer signer dans une académie pour qu’il termine son apprentissage avant d'être recruté. Le jeune homme évoluera là-bas pendant une saison et demie. “Quand on venait me parler, je répondais en français : ‘Je suis un Tunisien mais qui a grandi en Côte d'Ivoire, parce que mes parents travaillent là-bas’”, récite Mamadou. “Les gens ne vont pas chercher plus loin, en plus, je peux faire Tunisien du Sud, de Gabès par exemple”.
Mais avoir une identité tunisienne ne lui a pas permis d'éviter les arnaques. Après sa formation, il intègre une équipe après un accord avec le directeur d’un club. Il ne verra jamais son contrat. Alors qu’il devait gagner près de 3000 dinars par mois, dont un pourcentage réservé à son agent, il ne touche qu’un salaire sur deux. Au bout de six mois, il finit par raccrocher ses crampons.
“Il y a beaucoup de corruption. Nous les Subsahariens, on accepte de jouer ici uniquement car ça nous permet d’avoir un bon CV pour aller ailleurs ensuite”.
Heureusement pour lui, il peut compter sur les dons des supporters des clubs. “Des gens venaient et me disaient : ‘Merci pour le but, merci pour ce que tu as fait’ et ils me donnaient des chèques comme ça”, se souvient Mamadou. Les cadeaux avaient commencé dès l’académie, où les supporters “encouragent” les futurs talents. “Ça leur permet de gagner des paris”. Il accepte à chaque fois, ce qui lui permet de compenser son absence de salaire.
Mais sa carrière ne le satisfait pas complètement. En jouant sous une fausse identité, Mamadou ne peut pas réellement s’attribuer les mérites de Yassine Ben Mohamed. Le jeune homme attend surtout qu’un déplacement à l’étranger s'organise pour retourner en Côte d’Ivoire. “Je n’avais pas le choix, c’était le seul moyen de pouvoir retourner chez moi un jour”, explique-t-il.
Lors d’un championnat, il doit enfin partir à l'étranger pour affronter une équipe en Guinée. “On a gagné bien sûr ! Et c’est moi qui ai marqué le but contre les Guinéens”, annonce Mamadou avec fierté.
“C’est le meilleur souvenir de ma carrière en tant que Yassine Ben Mohamed. Mais j’aurais bien voulu voir comment aurait réagi le public s’il m’avait vu marquer contre une équipe du pays avec mon vrai nom qui est d’origine guinéenne”.
Pour les récompenser de leur victoire, le dirigeant du club donne quartier libre à l’équipe pour la soirée. Pour Mamadou, c'est l'occasion qu'il attendait depuis longtemps. Il n’hésite pas une minute et s’enfuit, direction la Côte d’Ivoire. “Je suis retourné dans mon pays, c’est ce que je voulais”.
RETROUVER SON IDENTITÉ
Le footballeur appelle ses parents dès qu’il sort de l’hôtel. Sans rien dire à personne, il grimpe dans un bus alors que son équipe fête encore sa victoire. Ses parents l’attendent à la frontière. Ils ont réussi à faire jouer leurs relations pour que Mamadou puisse passer sans problèmes. Le jeune homme passe les contrôles sans encombre et rentre chez lui.
Quatre années après s’être fait voler son passeport, Mamadou refait ses papiers et retrouve son identité. Ne renonçant pas à l’ambition de faire carrière dans le football, il garde en tête les conseils de son premier entraîneur et s'arrange pour encore réduire son âge. Après tant d’années de galères, il souhaite s’établir en Côte d’Ivoire auprès de ses proches. Il garde sa carrière de footballeur en tête et rêve de porter le maillot de l’équipe qui l’a formé et vu grandir. Mais, par fierté, il se retient d'aller frapper à la porte du club pour leur demander de le prendre.
Il a à peine le temps de retrouver ses repères en Côte d’Ivoire qu’un ami lui propose de monter une entreprise à l’étranger. Il hésite. Malgré ses mésaventures, l’offre est intéressante et lui permettrait de s’établir confortablement. Il accepte et quitte la Côte d’Ivoire dans les jours qui suivent.
Quelques temps après, des ami·es, établis en Tunisie, lui proposent de venir leur rendre visite pour passer quelques jours de vacances. “Je n’avais jamais pensé repartir en Tunisie avec mon vrai nom”, commente-t-il. Il ne craint pas de se faire arrêter aux frontières, sachant que les autorités ne prennent pas les empreintes digitales des arrivant·es. D’après lui, de nombreux·ses Subsaharien·nes rapatriés dans leur pays, sont ensuite revenus avec de nouveaux papiers d’identité.
Lors de son séjour, et malgré son changement de coiffure et d’apparence, certain·es supporters·rices le reconnaissent. “Dans la rue, on m'appelait Yassine Ben Mohamed, mais je leur répondais que c'était une ressemblance”. Même si sa situation est désormais plus stable, Mamadou a toujours quelques craintes que la supercherie soit découverte.
Son projet d’entreprise n’ait pas porté ses fruits, Mamadou souhaite rester à l’étranger*. N'ayant aucun diplôme en poche, il est récemment retourné sur les bancs de l’école pour effectuer une formation et assurer ses arrières. “Il y a trop de risques dans le football. Tu te casses quelque chose, tu as un problème au cœur et c’est fini, tu n’as pas de diplôme tu n’as rien”. Ses études devraient s’achever prochainement, ce qui lui fait garder espoir pour enfin commencer une carrière sportive sous sa vraie identité. Officiellement, il n’a encore que 21 ans. Officieusement, il approche des 30 ans.
Par Hortense Lac, publié sur Inkyfada le 4 août 2020.
Illustration: Yesmine Ben Khelil