L’afflux soudain de près de 8 000 personnes, présentées par les autorités espagnoles et l’Union européenne comme des « migrants », lundi 17 mai à Ceuta, enclave espagnole au Maroc, provoque depuis le début de la semaine des échanges tendus entre d’un côté, Rabat, et de l’autre, Madrid et Bruxelles. 

Pourtant, cette crise qualifiée de « migratoire » n’en est pas une : elle montre même tous les symptômes d’une crise diplomatique.

 

1. Des migrants ? « Un abus de langage »

Pour comprendre la crise, Mehdi Alioua, sociologue et membre fondateur du Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants (GADEM), invite d’abord à comprendre la configuration de la ville de Ceuta. 

« Ceuta et Melilla sont des restes coloniaux, des territoires marocains toujours administrés par l’Espagne, et donc par ricochet, des bouts de Schengen encastrés en Afrique », explique-t-il à Middle East Eye. 

Tout autour, la conurbation est telle que Ceuta donne l’impression de n’être qu’un quartier séparé de la ville de Fnideq par une frontière. 

 

« Quand on dit que les migrants sont passés en Espagne, en réalité, ils ont juste traversé une plage », poursuit le sociologue, qui compte parmi eux, certes des migrants – c’est-à-dire des personnes qui ont soit le projet de partir, soit qui résident dans un pays qui n’est pas le leur ou celui de leur naissance depuis un an –, mais aussi pour l’essentiel des Marocains vivant dans la région. 

« Les Marocains ne sont pas dupes de ce jeu que l’on bjoue depuis 40 ans avec l’Espagne. On sait très bien qu’un jeune de 20 ou 30 ans, ou qu’une femme, ne sera jamais amenée sur le territoire espagnol. Une fois qu’ils sont à Ceuta, certains ont peut être l’espoir de se cacher derrière une voiture en attendant que ça passe, mais il n’est pas possible d’y rester. La majorité des Marocains qui sont passés l’ont fait par frustration. » En d’autres termes : ils savent très bien qu’ils ne seront jamais autorisés à traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Espagne.

Cette frustration est en grande partie liée au marasme économique de la région : la fermeture des frontières en raison de la pandémie prive depuis plus de six mois des milliers de transfrontaliers marocains qui désespèrent de reprendre le travail dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. 

Plus de 8 000 personnes – serveurs, commerçants, femmes de ménage ou employés du tourisme – auraient ainsi perdu leur emploi, 3 600 à Ceuta, 5 000 à Melilla, selon les syndicats locaux.

Cette fermeture est venue s’ajouter à une crise socio-économique apparue dans la région fin 2019, quand les autorités ont fermé un poste-frontière dédié aux porteurs de marchandises entre le Maroc et Ceuta. Jusque-là, cette contrebande tolérée irriguait toute la région. 

Alors qu’Amnesty International regrette que « les demandeurs d’asile et les migrants soient utilisés comme les pions d’un jeu politique entre le Maroc et l’Espagne », 5 600 « candidats à l’émigration » avaient été renvoyées jeudi vers le Maroc, selon les autorités espagnoles.

 

2. Les Marocains ont délibérément cessé de surveiller la frontière

« Le Maroc n’a jamais clairement revendiqué avoir laissé passer des migrants par ses frontières, même s’il l’a souvent fait. Mais là, pour la première fois, cette action est revendiquée publiquement », relève le journaliste marocain basé à Barcelone Ali Lmrabet.  

« Premièrement, par l’ambassadrice du Maroc à Madrid, Karima Benyaich, qui a déclaré textuellement : ‘’Il y a des actes qui ont des conséquences et il faut les assumer.’’ Puis le soir même, dans un post Facebook, le ministre des Droits de l’homme, l’islamiste du PJD Mustafa Ramid, qui n’a à aucun moment regretté que des enfants soient utilisés pour régler un conflit diplomatique, a dit pratiquement la même chose. Ils ont dû recevoir une fiche avec des éléments de langage. »

Pourquoi ont-il fait cela ? « Le Maroc s’est senti floué dans son partenariat avec l’Espagne », résume Mehdi Alioua. « Rabat, qui participe à la cogestion de la frontière avec Ceuta, fait un cadeau à l’Espagne et à l’Europe en empêchant ses propres citoyens de passer. »

 

La base de cette coopération : un ensemble d’intérêts partagés, humains – l’Espagne est le deuxième pays d’installation des Marocains après la France, elle en compte environ 800 000 – mais aussi économiques. 

« Même si aujourd’hui, la ligne est brouillée, nous avons en commun des territoires, des intérêts, des enfants, un avenir », rappelle le sociologue.

« On a dit au Maroc qu’il était un partenaire privilégié de l’Europe, dans le sens où ces partenaires partagent des choses en commun et sont prêts à faire des sacrifices les uns pour les autres. Mais je ne vois pas où est le sacrifice européen ? Si l’Espagne ne joue pas le jeu, pourquoi le Maroc devrait-il être le chien de garde de l’Europe ? Cette dernière nous reproche d’instrumentaliser la situation mais c’est elle qui a besoin des serres espagnoles jusqu’en Italie en passant par la vallée du Rhône, des bras des Marocains qui, chaque année, viennent, souvent dans des conditions terribles, ramasser les fruits et les légumes. »

 

3. Au cœur des tensions : le Sahara occidental

Si le Maroc se sent lésé dans ce partenariat, c’est en grande partie depuis que le président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et secrétaire général du Front Polisario, Brahim Ghali, malade du COVID-19, a été hospitalisé en Espagne à l’insu du Maroc et avec la complicité de l’Algérie. 

Selon les informations recueillies par MEE, l’accueil de Brahim Ghali a été décidé de manière concertée entre des hommes de confiance de la présidence de la RASD, la présidence algérienne et le gouvernement espagnol : le président devait être accueilli en toute discrétion « pour ne pas brusquer le Maroc ». 

Une fois l’information divulguée, le Maroc a convoqué l’ambassadeur espagnol à Rabat pour lui exprimer « son exaspération » et laisser entendre que cette décision aurait un impact sur la coopération entre les deux pays. 

 

« Le Maroc se comporte comme un enfant gâté en disant : ‘’Si vous ne me donnez pas ce que je veux, je vais cesser de collaborer avec vous dans la lutte contre l’immigration clandestine et contre le terrorisme islamiste’’ dont le Maroc se présente, exagérément à mon avis, comme un super-service de renseignement », estime Ali Lmrabet.

« C’est de bonne guerre. Sauf qu’après cette histoire de frontière, de plus en plus de voix commencent à dénoncer le ‘’chantage’’ du Maroc… » Un terme utilisé par la ministre espagnole de la Défense Margarita Robles, qui a aussi accusé Rabat d’« utiliser des mineurs ». 

Consciente des véritables motifs de colère du Maroc, l’Espagne a toutefois rappelé par la voix de sa ministre des Affaires étrangères, Arancha González Laya, que l’accueil de Brahim Ghali avait été un geste « humanitaire » et non une « agression » contre le Maroc.

Mais que l’Espagne restait attachée à une « solution politique » : Madrid demande le respect des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité de l’ONU, qui considèrent le Sahara occidental comme « un territoire non autonome » et prévoient la tenue d’un référendum d’autodétermination.

Le ton est aussi monté du côté du président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez (socialiste), qui après avoir loué les relations bilatérales entre le Maroc et l’Espagne, a aussi prévenu : « Les Espagnols et les Espagnoles doivent savoir que l’intégrité territoriale de l’Espagne, ses frontières, qui sont aussi les frontières extérieures de l’Union européenne, et surtout et avant tout, la sécurité de nos compatriotes, leur tranquillité, seront défendues par le gouvernement espagnol à tout moment et face à tout défi avec tous les moyens nécessaires et conjointement avec ses partenaires européens. » 

Des jeunes incendient une moto et une poubelle lors d’affrontements avec la police marocaine pour protester contre l’interdiction de franchir la frontière, à Fnideq, le 19 mai 2021 (Fadel Senna/AFP)
Des jeunes incendient une moto et une poubelle lors d’affrontements avec la police marocaine pour protester contre l’interdiction de franchir la frontière, à Fnideq, le 19 mai 2021 (Fadel Senna/AFP)

« Une menace à peine voilée », commente Ali Lmrabet, en notant : « De plus, l’Union européenne soutient Madrid, alors que Paris reste muet pour le moment. »

Mais pour Mehdi Alioua, « la vérité, c’est qu’avec son sentiment de supériorité, l’Europe nous écrase. Nous sommes en train de souffrir de la Conférence de Berlin qui, au XIXe siècle, [par une division artificielle de l’Afrique entre les puissance européennes] a créé des précédents incroyables. Des peuples unis qui vivaient ensemble se trouvent aujourd’hui héritiers de frontières coloniales qui les empoisonnent. La question du Sahara occidental nous empoisonne, entre Algériens et Marocains », se désole le sociologue. 

« Et au lieu de nous aider à régler ces différends pour une région stable à son sud, un Maghreb uni, faire en sorte que l’Algérie et le Maroc se parlent, au contraire, l’Europe envenime la situation. »

 

4. Le statut de Ceuta et Melilla, l’autre contentieux 

Si le cas Brahim Ghali est l’allumette qui a embrasé la relation bilatérale cette semaine, le statut de Ceuta et Melilla provoque régulièrement des étincelles entre Rabat et Madrid. 

En décembre 2020, l’ambassadrice du Maroc à Madrid avait été convoquée par le chef de la diplomatie espagnole après les propos du Premier ministre Saâdeddine el-Othmani qui avait laissé entendre que « la question de Ceuta et Melilla, en suspens depuis cinq ou six siècles, pourrait un jour s’ouvrir ».

« Il faut être pragmatique : expulser les Espagnols n’a pas de sens, mais continuer à avoir une administration coloniale n’a pas de sens non plus. La solution pourrait être une cogestion de ces deux enclaves », propose Mehdi Alioua, sur le modèle de l’Andorre. 

« Cela sous entendrait que le Maroc et l’Espagne, et au-delà, l’Afrique méditerranéenne et l’Europe méditerranéenne soient beaucoup plus unies, avec plus de liberté de circulation, de coopération économique, et moins de rapports de force. Mais ce n’est pas le monde dans lequel on vit », se ravise-t-il, en relevant qu’au Maroc ou en Algérie, certains nationalistes n’ont rien à envier aux extrêmes droites européennes. 

« On est dans un monde où on peut bombarder Gaza, avoir des enfants qui meurent et dire qu’Israël a le droit de se défendre. On ne vit pas dans un monde de trait d’union, mais dans les murs, la séparation, le confinement, l’exclusion, voire la violence, pour maintenir ces dispositifs de séparation racistes et colonialistes. »

 

Publiè par Malek Bachir sur MiddleEastEye, le 20/05/2021